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Toutes les procédures d’évaluation des risques des pesticides sur les abeilles sont, au minimum, très discutables »

 Article de Stéphane Foucart dans Le Monde (10 Février 2018)

Il aura fallu près de quinze ans de déclin de l’apiculture pour que l’exécutif européen se penche sur les méthodes d’évaluation des risques, déplore dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

Chronique. L’information qui va suivre est si invraisemblable que le lecteur voudra sans doute en contrôler la véracité. Qu’il se rassure : il pourra remonter à sa source pour en vérifier l’exactitude. De quoi s’agit-il ? D’abeilles, de pesticides et de la manière dont les risques de ceux-ci sont évalués. Pour comprendre, il faut savoir qu’avant d’être autorisé, un produit phytosanitaire doit passer un certain nombre de tests réglementaires attestant de sa sûreté, pour la santé et l’environnement. Parmi ces tests s’en trouve un très intéressant, qui a par exemple permis de « montrer » que les fameux néonicotinoïdes (mais aussi beaucoup d’autres « phytos ») ne présentent pas de risques importants pour les abeilles.

C’est un peu comme si on évaluait le risque tabagique en faisant fumer à des cobayes une cigarette par an
Le test impose de placer une colonie devant une parcelle d’au plus 1 hectare, traitée avec l’insecticide. A grands traits, si rien de particulier n’est constaté sur la colonie, cela plaide en faveur de l’octroi d’une autorisation de mise sur le marché.

Mais si vous avez la plus petite once de savoir apicole, vous savez que ces hyménoptères butinent jusqu’à 5 km, voire plus, autour de leur ruche, couvrant ainsi une surface de quelque 80 km2. En plaçant la colonie devant un champ de 1 hectare, le test réglementaire n’expose donc les insectes qu’à un dix-millième environ de leur exposition potentielle en situation réelle, dans un environnement de grandes cultures. Bref, c’est un peu comme si on évaluait le risque tabagique en faisant fumer à des cobayes une cigarette par an.

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Tout cela est clairement détaillé, non par Greenpeace, ou quelque organisation malfaisante vouée à la destruction de l’agriculture moderne, mais par un groupe de scientifiques réunis par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), et qui a rendu son avis au printemps 2012 (le lecteur pourra consulter l’avis intitulé « Scientific Opinion on the science behind the development of a risk assessment of Plant Protection Products on bees », et se rendre à la page 85, point 5.4.2.2.1).

Un enfant de cours élémentaire peut comprendre la supercherie en quelques minutes. Mais il aura fallu attendre près de quinze ans de déclin de l’apiculture, les premiers indices d’un effondrement massif de l’ensemble de l’entomofaune et les protestations de la société civile et de parlementaires, pour que l’exécutif européen s’interroge sur l’intégrité des procédures d’évaluation du risque, et demande à l’EFSA d’y regarder de plus près…

Et ce n’est là qu’un exemple : d’autres protocoles d’évaluation des risques pour les abeilles, aujourd’hui remis en cause, estimaient les tests de toxicité chronique non nécessaires, considéraient comme acceptable la perte de 30 % à 50 % du couvain, etc.

Des techniques codéveloppées par les industriels

Comment est-ce possible ? Ce n’est pas très compliqué : ces protocoles ont été conçus par des groupes d’experts noyautés par l’industrie agrochimique. Dans un rapport publié cette semaine, Pesticide Action Network (PAN) et Générations futures suggèrent que cet exemple n’est pas isolé. Il relève, au contraire, d’une norme. Les deux ONG ont passé en revue douze méthodes ou pratiques standards, utilisées par les agences d’expertise publiques pour évaluer les risques sanitaires ou environnementaux des « phytos ». Résultat : dans 92 % des cas examinés, les techniques en question ont été codéveloppées par les industriels concernés, directement ou indirectement.

Il serait trompeur de laisser penser que toutes sont aussi grossièrement biaisées que celle exposée plus haut sur les abeilles. Mais toutes sont, au minimum, très discutables. « Ce rapport met en évidence le fait que l’industrie, par l’intermédiaire de ses propres scientifiques, a investi, ou même suscité la création de forums pour discuter des méthodes d’évaluation des risques, avant que d’autres ne s’y intéressent », décrypte David Demortain, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et spécialiste de la généalogie de ces méthodes.

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Dans les années 1970, les géants industriels de l’agrochimie, de la pharmacie et de l’agroalimentaire ont par exemple fondé, outre-Atlantique, l’International Life Sciences Institute (ILSI), l’un de ces forums chargés de plancher sur les questions scientifiques et réglementaires liées à leurs produits. « Sa branche européenne a été créée en 1986, c’est-à-dire avant la création des agences d’expertise européennes, et avant que certaines affaires sanitaires ou environnementales ne commencent à motiver des associations ou d’autres chercheurs à s’intéresser à ces sujets, poursuit M. Demortain. Les industriels ont donc, en quelque sorte, créé le cadre scientifique même dans lequel on pratique l’évaluation de leurs produits. »

De plus en plus, le monde inféré par la réglementation n’entretient plus qu’un rapport très lointain avec le monde réel
Suspectant un problème plus profond derrière les récentes expertises discordantes sur le glyphosate, le Parlement européen vient de voter la création d’une commission spéciale chargée de travailler sur le sujet. Il y a urgence, et pas seulement sur la question des agrotoxiques. Car, de plus en plus, le monde inféré par la réglementation n’entretient plus qu’un rapport très lointain avec le monde réel.

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C’est un monde magique où les insecticides tuent sélectivement les insectes, où l’effet cocktail des substances dangereuses n’existe pas, où les moteurs diesel crachent un air plus propre que celui qu’ils ont avalé et où les opioïdes cessent d’être addictifs lorsqu’ils sont développés par des laboratoires pharmaceutiques et prescrits au long cours par des médecins... Et dans ce monde merveilleux, 75 % à 80 % des insectes volants n’ont pas disparu d’Europe en moins de trois décennies – comme le suggère, pour le monde réel, une étude publiée en octobre dernier.

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